La commission européenne vient d’éditer, ce mois de novembre 2023, un dossier « Pollution lumineuse : mesures d’atténuation pour la protection de l’environnement » réalisé par l’université de Bristol (UK).
Ce rapport mérite d’être connu ; il fourni une analyse bibliographique actualisée et fouillée des connaissances dans le domaine et souligne la complexité du problème et les lacunes immenses dans la compréhension que nous avons de l’impact de l’éclairage artificiel nocturne sur les espèces et les écosystèmes. Il rappelle également les bonnes pratiques qui font consensus pour réduire la pression globale de l’éclairage artificiel nocturne sur le vivant.
NB : le texte étant en anglais, les traduction des extraits cités ont été réalisées par nos soins.
Éclairage artificiel nocturne : adopter un principe de précaution
Les auteurs rappellent que, bien qu’étant lacunaires, les connaissances actuelles sont suffisantes pour montrer des impacts négatifs de l’éclairage artificiel nocturne sur la biodiversité et la santé humaine. Face aux incertitudes liées à la quantification des impacts en fonction des espèces et de facteurs comme l’intensité, le spectre ou l’orientation de la lumière, un principe de précaution doit s’appliquer. Ce principe de précaution, défini lors du sommet de Rio de 1992, repose sur quatre piliers : prendre des mesures préventives face à l’incertitude, transférer la charge de la preuve aux promoteurs d’une activité, explorer un large éventail d’alternatives à des actions éventuellement dommageables et accroître la participation du public à la prise de décision.
Le rapport cite en exemple les directives nationales australiennes sur la pollution lumineuse qui traduisent ce principe de la manière suivante : « le point de départ de tout projet devrait être l’obscurité naturelle ; l’éclairage artificiel ne doit être ajouté que pour des objectifs spécifiques et définis ; seulement à l’endroit requis ; pour la durée spécifique nécessaire à l’utilisation humaine. ».
Des leviers connus et consensuels pour agir
Le rapport souligne l’adhésion de la communauté scientifique aux principes suivants pour réduire les effets sur le vivant : éclairer avec une lumière la plus chaude possible, c’est à dire ayant le moins possible de « bleu » (cad courtes longueurs d’ondes) voire une absence de « bleu » ; diriger la lumière vers le bas et de manière ciblée vers l’endroit où l’éclairage est nécessaire ; éclairer à la plus faible intensité possible de manière adaptée aux besoins et pratiquer des baisses ou des extinctions lorsque les besoins sont moindres ou absents.
Le problème de la mesure de la pollution lumineuse
Le rapport pointe les limites de l’utilisation de photos aériennes, notamment les images satellite, pour répondre à des questions écologiques au niveau du sol : mauvaise prise en compte de l’éclairement réellement perçu en 3D par les espèces au niveau du sol, échelle pas toujours pertinente pour des espèces très locales, non prise en compte d’éclairages limités dans le temps…
Concernant les mesures à partir de la terre, et même si cela ne répond pas à toutes les problématiques écologiques, les auteurs du rapport rappellent que l’Union européenne et la Commission européenne soutiennent le projet ‘STARS4ALL‘ et le déploiement des capteurs TESS pour mesurer la brillance du ciel. Les TESS, disponibles à un coût modique, permettent le suivi international collaboratif de la qualité du ciel et un libre accès aux données pour tout un chacun. Pour exemple, il s’agit du dispositif mis en œuvre sur l’île de la Réunion par l’Observatoire de l’environnement nocturne (OEN).
La bouteille d’encre des seuils d’impacts
Pour qui veut minimiser les effets de l’éclairage artificiel nocturne sur le vivant, connaître le seuil en deçà duquel l’éclairage n’aurait pas ou peu d’effet sur telle ou telle espèce paraît primordial. Les seuils sont utilisés couramment pour établir la toxicité des nombreux polluants et les réponses dose-effet. En revanche, en ce qui concerne l’éclairage, les auteurs rappellent que « dans la recherche sur l’éclairage, il y a actuellement un manque de recherches de haute qualité, contrôlées et fondées sur des preuves, sur les réponses dose-effet. ».
Sur la question de l’intensité de l’éclairage, « les seuils d’intensité de l’éclairage artificiel nocturne des espèces peuvent varier d’une espèce à l’autre, mais aussi en fonction de la durée d’exposition, du stade du cycle de vie et de la structure de l’habitat ».
L’interaction avec le spectre de la lumière est également probable : des « travaux doivent cependant être entrepris pour étudier l’effet de l’intensité lumineuse en combinaison avec la répartition spectrale, et des recherches sont en cours pour déterminer si cela a un impact, et si oui, lequel. ».
Des espèces indicatrices ou « parapluies » sont souvent mises en avant dans les travaux sur la pollution lumineuse (chauves-souris, amphibiens, lépidoptères nocturnes…). Les auteurs pointent les limites de cette approche : « les réactions de ces espèces à la lumière peuvent être rapides et directes, alors que d’autres espèces peuvent être affectées à long terme, avec des changements notables dans la composition des espèces au niveau de l’écosystème. Compte tenu des différences connues à ce jour dans les réactions des espèces aux spectres et à l’intensité de l’éclairage artificiel nocturne, il est peu probable qu’une solution simple permette d’atténuer les effets de la lumière sur toutes les espèces ».
Il est également rappelé que, pour un certain nombre d’espèces, comme par exemple le vers luisant Lampyris noctiluca, les connaissances sur l’effet de la lumière artificielle sont inexistantes.
Une solution : éclairer pour les besoins humains en minimisant les dommages environnementaux
Les auteurs rappellent que la nuit noire représente la situation optimale pour le vivant mais que l’éclairage est néanmoins nécessaire aux activités humaines. Devant les difficultés liées à la méconnaissance des seuils d’impacts et à la complexité des réponses spécifiques, une inversion du regard est proposée, qui est non sans rappeler la démarche « trame éclairée » que nous défendons :
« Une approche différente, mais conceptuellement similaire, des seuils de luminosité consiste à envisager des niveaux optimaux pour différentes fonctions humaines (par exemple, permettre la visibilité pour la sécurité, améliorer l’esthétique des sites culturels) avec une limite imposée à l’utilisation maximale au-delà de ce niveau. »
Les « trames noires » reviennent par la fenêtre
Les auteurs de ce rapport ne pouvaient pas ignorer cette politique portée par la France et s’en faire l’écho. D’autant que ce sont des démarches « trames noires » sur plus de 60 territoires qui sont mises en avant. En réalité, pour avoir travaillé directement dans le cadre d’un certain nombre de ces démarches, c’est un travail global sur la pollution lumineuse qui a été mis en œuvre sur les territoires où nous sommes intervenus, plus que l’identification d’une « infrastructure noire ».
Dans un article précédent nous avons exposé les raisons de notre rejet de la démarche « trame noire » et de notre préférence pour une approche « trame éclairée ». C’est donc avec un regard critique que nous avons lu le paragraphe la concernant. On ne peut que constater que les auteurs du rapport restent très factuels en reprenant les arguments avancés en France, mais sans enthousiasme particulier. Cette réserve se comprend lorsque sont énumérés les 4 étapes pour implémenter une « trame noire » : cartographie de la pollution lumineuse (les auteurs du rapport détaillent par ailleurs les difficultés et limites de l’exercice), l’utilisation de seuils qui permettent d’identifier une « trame noire » (les auteurs du rapport rappellent que les connaissances sur les seuils sont quasi inexistants), les leviers techniques pour diminuer la pression lumineuse (point consensuel largement abordé dans le rapport) et les indicateurs pour évaluer l’efficacité des « trames noires » (les auteurs du rapport ont montré que des recherches sont encore nécessaires pour mettre au point des indicateurs efficaces). En résumé, par de quoi affirmer que l’Europe promeut ce type de démarche, loin de là, et c’est tant mieux !
Une conclusion en phase avec notre approche
Ces quelques phrases issues de la conclusion nous confortent dans notre démarche globale de prise en compte de la pollution lumineuse.
Au sujet de la complexité du vivant qui invalide une approche caricaturale de type « trame noire » :
« Comprendre comment atténuer les effets d’éclairage artificiel nocturne sur l’environnement est complexe et il n’y a pas de solution unique pour tous les scénarios, car les organismes ont des systèmes visuels différents et une grande diversité de réactions à la lumière. »
Au sujet de l’approche inversée qui consiste à s’attacher aux réels besoins de lumière :
« La solution idéale consiste bien sûr à ne pas utiliser de lumière artificielle la nuit et à maintenir les zones naturellement sombres, afin de protéger les espèces présentes dans ces habitats. Toutefois, lorsque l’activité humaine nécessite un éclairage dans un espace extérieur, il convient d’utiliser la quantité minimale de lumière requise, c’est-à-dire d’éclairer uniquement la zone nécessaire, avec la quantité minimale de lumière requise pour assurer la visibilité de l’utilisateur. »
Au sujet de l’approche en faveur des faibles éclairements que nous faisons expérimenter lors des déambulations avec les élus et habitants :
« Il est également important de dissiper une idée fausse très répandue, en précisant qu’une zone où la lumière artificielle est plus intense la nuit n’est pas toujours plus sûre. Si l’éclairage est mal conçu, non protégé et éblouissant, il peut provoquer une cécité temporaire chez une personne, rendant plus difficile l’identification des objets et des menaces potentielles, et permettant aux yeux humains de s’adapter pour voir clairement un environnement peu contrasté. Accepter qu’un éclairage plus faible et bien placé puisse être plus sûr et, par conséquent, préférable à un éclairage plus intense mal conçu, permettrait de réduire l’éclairage artificiel nocturne dans les zones habitées par l’homme, ce qui serait bénéfique pour la biodiversité et la santé humaine. »
… et notre conclusion personnelle
Ce rapport fournit les arguments, s’il en était encore besoin, en faveur d’une approche globale de la pollution lumineuse plutôt que de mettre de l’énergie et de l’argent dans la définition de « trames noires ». La lumière se diffuse (éclairement et halo), se voit de loin (luminance), attire ou répulse : tracer dans ces conditions des zonages pour la biodiversité (au vrai sens du terme), est absurde.
Héritant des problèmes méthodologique de la TVB dont la critique des principes est ancienne et sans que l’on en tire les conséquences, la trame noire en rajoute… une couche.
La « trame verte et bleue » n’a fait qu’accompagner l’étalement urbain ; elle a même été saluée par les aménageurs qui y voyaient une légitimation des aménagements en dehors de ces espaces : construction de lotissement et d’infrastructures routières se sont poursuivis (il suffit de mettre des passages à faune, non ?).
Dans la même logique, la « trame noire » accompagne l’augmentation de la pression lumineuse globale qu’elle est incapable de contrer.
La France est souvent championne dans la construction d’usines à gaz technocratiques qui détournent le regard, les énergies et les moyens pour agir. La notion de « dark infrastructure » est tout simplement consternante, comme si c’était le BTP et les ingénieurs des mines qui fournissaient maintenant le vocabulaire aux écologues. Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire, mais bien d’une question fondamentale de posture au sujet de notre milieu dans lequel nous vivons, de notre relation à ce que l’on appelle la « nature » et de la façon dont on déploie des politiques publiques pour stopper l’érosion de la biodiversité. La lumière artificielle nocturne, où qu’elle soit, constitue une pollution qu’il faut maîtriser afin de limiter les impacts. Nous connaissons tous les leviers d’actions qui se situent dans la prise en compte globale, technique et sociale, de l’éclairage. L’approche naturaliste ne permet pas d’être opérationnel mais de seulement prioriser certains cas particuliers. Or le temps presse : pendant que des territoires déploient leur énergie à définir des trames noires, les rénovations énergétiques, à grands coup de « Fonds verts », déboulent comme des bulldozers avec des LED trop puissantes, et avec des températures de couleurs largement supérieures aux anciennes sodium, c’est à dire supérieures à 2000K. Effet rebond des pollutions garantis comme le montre des récentes publications scientifiques ! Et les seuls qui n’auront pas été correctement informés, consultés et associés : les élus et la population !
Il y a urgence à changer de paradigme : il faut agir sur la source, avec les premiers concernés, et non cartographier en s’excusant de réclamer des petits « corridors » où il ne faudrait pas trop de lumière… et où la lumière adjacente, de toute façon, impactera les milieux et les espèces dont la sensibilité pour certaines est bien supérieure à la nôtre.
La lumière se disperse bien plus que nous ne le percevons avec notre vision humaine. Ci-dessous, à gauche, le paysage éclairé tel que nous le voyons et à droite en vision augmentée comme pourraient le voir des espèces plus sensibles.