Photo © David Loose

Vers minuit dans les rues d’un petit village provençal désert. Des chiens aboient à notre arrivée. Une fenêtre finit par s’ouvrir au premier et un homme passablement énervé nous interpelle « qu’est ce que vous faites là ? ». Et nous de réexpliquer que nous travaillons à recenser et mesurer les points lumineux sur sa commune et celles des environs sur lesquelles aucune cartographie ou inventaire des points lumineux n’existe ; que nous sommes prestataires du parc régional pour un projet de valorisation du ciel étoilé ; que nous mesurons la lumière et que nous observons les luminaires. « Et vous faites ça la nuit ? » nous avait dit, mi-suspicieux mi-interloqué un habitant dans une autre commune. Ou encore les rues médiévales d’un village perché, aussi étroites qu’en étendant les bras on pouvait presque toucher les deux cotés, avec des pavés moyenâgeux, parsemés de neige et de glace ; une bise glaciale et les doigts froids qui peinent à saisir les données. Des maisons endormies aux volets fermés qui ne se réveillent peut-être qu’à l’occasion de quelques visites estivales avant de retomber dans une longue léthargie.
Des anecdotes comme celles-là s’accumulent dans notre mémoire après 1269 mesures dans ce parc et presque autant dans un parc précédent. Comme aussi celle de ce hameau isolé dans la montagne : au village ils nous avaient dit que personne n’habitait là-haut en hiver ; nous nous engageons de nuit sur la route qui devient rapidement une piste non goudronnée sur plusieurs kilomètres. Je ne sais pas pourquoi je pense à Shining de Stanley Kubrick… Heureusement que nous travaillons à deux ! Au bout, un hameau effectivement désert, plusieurs luminaires allumés dans le froid glacial. Ou cet autre hameau, tout aussi petit et isolé, mais habité celui-là. Nous y avons rencontré un homme qui apportait des courses à une dame, à l’âge indéfinissable, au milieu des poules, des chiens et des chats. Une ambiance à la Depardon dans ses films / livres sur les paysans.
« Il n’y a que des vieux ici » nous avait-il dit ; la dame, sans vraiment attendre de réponse : « vous faites ça pour les économies sans doute ». Et le monsieur nous précise, suite à notre interrogation « les chiens sont gentils ici ». C’était notre première visite de jour pour repérer les luminaires, des modèles hors du temps comme le reste ; nous devions y revenir la nuit, et nous avions déjà eu ailleurs des soucis avec un chien suspicieux qui nous avait valu un passage aux urgences (trouver des urgences en zone rurale… c’est un autre sujet !).

D’autres rencontres qui nous ont marquées, il y en a eu dans presque toutes les communes. Des élus impliqués et intéressés par notre travail, comme ce maire qui nous a accompagné la nuit pour nous aider à trouver tous les luminaires et qui nous a offert le café à 11h du soir dans sa mairie avant de prendre sa voiture, comme tous les soirs, pour faire le tour de sa commune « pour voir si tout va bien » ; ce restaurateur, inquiet de l’impact de l’extinction pour ses clients à la sortie de son établissement le soir ; cet habitant d’un lotissement tranquille qui se plaignait du luminaire en panne en bas de chez lui (« la mairie s’en fout, mais si je me fais agresser ce sera de leur faute ! ») ; mais aussi ces habitants qui nous ont exprimé leur bonheur de retrouver le ciel étoilé avec l’extinction, et d’autres, ravis que leur luminaire soit en panne… Ou encore ce berger qui rentrait son troupeau de chèvres que nous n’avions pas vu venir sur la place du village à la tombée de la nuit et qui, avenant et avec un grand sourire, nous a renseigné sur un luminaire tombé de la façade lors du dernier gros coup de vent. Le temps d’échanger, le troupeau s’était rassemblé autour de nous comme pour participer.

Ces nombreuses heures vécues de jour comme de nuit, et de ces échanges, dans les rues de ces villages, ces communes parfois très petites (notre record : 7 habitants! ), parfois plus grandes, nous ont amenées à nous reposer beaucoup de questions sur l’éclairage ; sur la façon dont il est perçu et appréhendé par les élus, les habitants ; sur les trajectoires qui ont amené aux éclairages existants ; sur les mutations récentes qui arrivent dans ces communes. Nous avons senti des élus démunis devant la technicité de la gestion de l’éclairage qui s’ajoute à toutes les tâches dont ils ont déjà la charge sans pouvoir se reposer sur des services techniques spécialisés.

La grande majorité des communes de France sont de petites communes : 52,5% des communes ont moins de 500 habitants et 84,4 % ont moins de 2000 habitants (source : Ministère chargé des collectivités territoriales). Ces petites communes ont toutes le soucis d’un éclairage public qui devient de plus en plus technique. Au fil de nos travaux, nous nous sommes rendu compte que trop souvent les choix ne sont pas déterminés en toute connaissance de cause par les élus, faute de compétences et de temps. Or les enjeux écologiques liés à la dispersion de lumière artificielle nocturne sont essentiellement ici, dans les zones rurales, ou en bordure des petites villes, où l’éclairage impacte le ciel nocturne et des écosystèmes autrement plus riches et étendus que ceux des zones urbaines.

Prendre conscience pour agir

Cela nous a frappé lors des entretiens que nous avons eu avec les élus : très peu pouvaient répondre à la question de la puissance installée dans leur commune. Dans un des villages où nous avions émis l’hypothèse que les lampes à sodium installées étaient sans doute des 100 W ; « 100 W ! pas plus que nos anciennes lampes domestiques ? » nous avait répondu un élu « je pensais que c’était au moins 500 W !». Nous avons bien sûr enfoncé le clou en précisant qu’il existait des 70 W et des 50 W. En revanche, presque tous s’excusent d’avoir encore ces lampes  « énergivores » et voudraient bien passer en LED parce que « ça consomme moins » et « c’est écologique », « mais ça coûte cher ». Ces réflexions d’élus, entendues maintes fois, nous inspirent plusieurs commentaires.

1- Le marketing des fabricants a porté ses fruits en terme d’efficacité lumineuse des LED : la confusion est quasi généralisée entre l’éclairage domestique, où les LED ont permis un gain de 90% de consommation à éclairement égal, et les LED en éclairage public, où ce gain est plus proche des 20-30 % du fait du remarquable rendement lumineux des sodium ;

2- Le marketing a également été efficace concernant le coté « écologique » des LED. Lorsqu’on prend en compte les différences de consommations – pas si grandes que cela avec les sodium -, les impacts dus à l’augmentation généralisée des températures de couleur, les impacts délocalisés liés à la fabrication, et la mise au rebut de matériels en bon état de marche, le bénéfice écologique n’est pas toujours au rendez-vous ;

3- Nous ne pouvons qu’observer l’arrivée, comme un rouleau compresseur, des LED (majoritairement entre 2700 et 3200 K) dans toutes les communes de France, avec, en raison de ces températures de couleur trop élevées une augmentation des impacts, tant sur le vivant que sur la dispersion de la lumière ;

4- On ne peut pas en vouloir aux élus de reprendre les messages prêt-à-penser du marketing ; ils sont au front sur toutes les problématiques et ne peuvent pas être compétents sur tout. En revanche, le fait que ces messages soient souvent relayés par des syndicats d’énergie, sur lesquels les communes se reposent de plus en plus et qui ont les moyens humains techniques dédiés, est plus problématique ;

5- Ces expériences de terrain révèlent, une fois de plus, les besoins d’information/formation indépendants pour acculturer aux différents enjeux liés à la lumière artificielle nocturne, qu’ils soient environnementaux, sanitaires ou culturels. La question énergétique ne peut pas constituer l’alpha et l’oméga des politiques publiques. Une vision plus transversale et transdisciplinaire est indispensable face aux enjeux.

Des besoins de lumière à questionner

Sur plus d’un millier de mesures sur ce dernier territoire rural, le niveaux moyen d’éclairement en pied de mât que nous avons constaté est de 25 lux avec une dispersion importante des valeurs qui s’échelonnent de 1 à 274 lux (écart-type 23). Au regard de la fréquentation piétonne et motorisée de ces rues, impossible de ne pas s’interroger sur les niveaux d’éclairement par rapport aux besoins réels.
Ce n’est certainement pas à nous de dire de combien d’éclairage les habitants ont besoin pour se sentir bien dans leur commune. Mais nous ne sommes pas sûrs que la question leur ait été posée ; nous sommes même assez sûrs du contraire ! Il nous semble important de remettre les besoins en lumière en débat lorsqu’il s’agit de rénover, plutôt que d’appliquer une norme (non obligatoire) avec des valeurs standardisée.

Ces expériences récentes font écho à nos déambulations avec des élus aux quatre coins de la France et en outre-mer, dans des communes parfois beaucoup plus grandes, voir péri-urbaine. Il est fréquent, sur le terrain, d’entendre habitants et élus s’accorder en certains lieux sur un éclairage considéré comme suffisant, que notre mesure a posteriori en pied de mât objectivait à quelques lux seulement ! Si ces faibles niveaux d’éclairements ne sont pas adaptés partout, il est à peu près évident que les niveaux constatés sont globalement très supérieurs aux besoins réels des habitants. A l’heure où la question de la sobriété énergétique prend de plus en plus d’importance, il y a là des marges de progrès considérables.

La vertu principale des LED est de permettre de très faibles niveaux d’éclairements. Encore faut-il que cela soit proposé aux habitants, que des tests soient réalisés avec eux pour expérimenter différents niveaux et les effets sur leurs ressentis, et qu’ils soient informés des différents enjeux liés à l’éclairage nocturne. A propos d’un abaissement important dans un village suite à un passage en LED ambres, un élu nous faisait remarquer : « nous avons réalisé de grosses économies d’énergie » et il a rajouté avec un certain émerveillement « et en plus c’est beau ! ».