Extrait d'une image prise de l' ISS (NASA)

Nous partageons ici quelques réflexions que nous inspirent la trame noire, petite dernière de la série des trames écologiques. C’est le fruit d’une certaine expérience de ces sujets (le bénéfice des années wink), notamment en première ligne dans le monde associatif de la protection de l’environnement.

En Isère, début des des années 2000 nous avons assisté à l’émergence de l’intérêt pour les corridors écologiques. Cela permettait de faire réfléchir à la perméabilité des infrastructures urbaines et routières et aux différents pièges que la faune pouvait rencontrer en se déplaçant : clôtures, murs, berges bétonnées, lignes à haute tension. Il fallait expliquer à nos bâtisseurs que la faune avait besoin de se déplacer. C’était novateur et nous avions des ambassadeurs particulièrement convaincants au sein des collectivités territoriales. Nous pensons notamment à Jean-François Noblet, qui a l’art de sensibiliser élus et techniciens au degré de connaissance en biologie/écologie parfois proche de zéro (une des faillites du systèmes éducatif français, mais c’est un autre sujet).

Dans la décennie qui a suivi, ça s’est un peu emballé. Spécificité française de vouloir théoriser les choses jusqu’à produire des usines à gaz déconnectées de la réalité ? Cette décennie a donc vue l’émergence de la notion de trames (vertes, bleues, marrons…) et de sous-trames (on a échappé pour le moment aux sous-sous-trames ?).
Avec le recul nous devons tirer les enseignements de cette période et éviter les impasses (sombres ou noires).

L’art d’enfermer la « nature » dans des cases

Petit rappel et définitions officielles : les continuités écologiques sont constituées de réservoirs de biodiversité et de corridors qui permettent la circulation de la faune entre les réservoirs. Les continuités écologiques sont organisées en réseaux terrestres et aquatiques : les trames. La trame bleue concernent les milieux aquatiques, subdivisées en sous-trame de zones humides, en sous-trame de cours d’eau, en sous-trame de lacs… La trame verte est subdivisée en sous-trame de milieux ouverts, en sous-trame de forêt, en sous-trame de landes, etc.
Toutes ces sous-trames correspondent à « des sous-ensembles de milieux homogènes, aux fonctionnements écologiques et aux cortèges d’espèces spécifiques. ».

Ah ! Il va falloir expliquer au crapaud qui est probablement né dans la mare du champ d’à coté, qui a passé toute sa tendre enfance dans l’eau, qui chasse maintenant les limaces entre nos rangs de poireaux et passe l’hiver sous une souche, qu’il est un transfuge de trame.
La tortue cistude du Nord Isère, qui pond ses œufs dans une prairie sableuse et passe ensuite le plus clair de sa vie dans un étang ; le chevreuil qui se réfugie le jour en forêt et qui broute la nuit sur les terres labourées : tous des transfuges !

On touche là à un des écueils importants de cette notion de trame. La grande majorité des espèces se fiche des trames dessinées par les humains avec leur vision du paysage (pour ne pas dire milieu…) : ils se déplacent en fonction de besoins, contraintes, opportunités qui leurs appartiennent. Le poisson dans la trame bleue (aquatique) est une exception…

Trame écologique versus trame anthropique

Lors d’une vie antérieure, il y a plus de 10 ans, en ONG environnementale nous avions, mon conjoint et moi, été amenés à devoir définir la trame verte et bleue d’un territoire très rural. Le mot-clé corridor ou trame verte et bleue bénéficiait d’un grand engouement et ouvrait la porte aux financements publics… Il est pertinent de vouloir identifier et protéger des continuités résiduelles dans des zones urbanisées. Mais comment définir une trame ou des corridors dans un paysage rural peu intensifié et donc perméable à la faune ? Après moultes discussions et autant de bières, nous avions fini par décider de cartographier les perturbations anthropiques majeures et identifier les endroits où elles peuvent poser problème. Ce travail a abouti à une nouvelle approche théorisée par David Loose sous le nom de FUP (fragmentation urbaine et perturbations) dans le cadre de son travail à la LPO et à l’occasion d’une réflexion pour l’élaboration du SCOT de l’agglomération grenobloise. Une présentation succincte est disponible sur le portail « trame verte et bleue » de l’OFB. L’objectif est de dépasser les écueils d’une approche basée sur des milieux naturels en dynamique constante, de connaissances lacunaires sur les fonctionnements des populations d’espèces et de connaissances toutes aussi partielles face à la complexité du vivant.

Trame noire versus trame éclairée

Nous avions intégré la lumière artificielle nocturne de ce territoire rural en tant que perturbation anthropique liée à l’urbanisation et au réseau routier. Plusieurs zones tampon, correspondant à différents degrés de perturbation avaient été appliquées avec un SIG. A l’époque, aucun travail plus fin sur l’éclairage n’avait été fait. En particulier nous n’avions pas intégré les contributions différenciées des types d’éclairage au halo lumineux. Ni les différences spectrales et de niveaux d’éclairement. Le fondement de la démarche consistait à ne pas considérer les secteurs préservés de l’éclairage artificiel comme une trame noire mais comme une matrice noire originelle que l’éclairage venait perturber.

Considérer une trame éclairée plutôt qu’une trame noire présente non seulement des intérêts pratiques mais elle est surtout intellectuellement beaucoup plus satisfaisante car justifiable.

Cartographier l’éclairage plutôt que des habitats d’espèces

Les données sur l’éclairage sont incomparablement plus faciles à obtenir que les données sur les espèces présentes. L’éclairage public est de plus en plus renseigné dans des bases de données et on peut facilement combler les manques avec des relevés de terrain. A des échelles de travail moins précises il est possible d’obtenir une approximation avec des modélisations à partir de photos aériennes ou satellites ; avec les limites que comportent ces méthodes (voir le post sur les cartographies satellites).
Les inventaires naturalistes sont chronophages et coûteux et se limitent en général aux groupes d’espèces les plus connus ou les plus faciles à détecter (chiroptères, papillons de nuit, ongulés…). Par facilité, les porteurs de projets posent l’hypothèse que ce sont des espèces « parapluie ». Cela revient à dire que des mesures favorables pour elles seraient favorables pour toute une guilde d’espèces. Avouons que nous n’en savons rien, ou si peu. De plus, en supposant que nous réussissions à produire un inventaire exhaustif, celui-ci ne nous dit rien sur les déplacements des espèces, leur type de vision nocturne, leur seuils de sensibilité aux différentes longueurs d’ondes de l’éclairage, leurs exigences écologiques, leur sensibilité saisonnière et au final leur réaction à tel ou tel type d’éclairage. Les données d’inventaires multi-espèces sont donc en réalité peu exploitables pour définir une trame noire ou seulement au prix de grossières caricatures. Seul un travail approfondi et pointu sur une espèce pourrait avoir du sens.

Interroger toutes les pratiques d’éclairage artificiel nocturne

La perturbation biologique et écologique de l’éclairage artificiel nocturne est une certitude. Les nombreuses inconnues qui subsistent sur les seuils ou les effets sur telle ou telle espèce ne doivent pas nous empêcher d’agir. Par ailleurs, l’éclairage est une perturbation qui peut porter loin. Il est donc indispensable d’ajuster la trame éclairées aux usages et besoins réels dans un vrai travail de concertation et de compromis avec les populations concernées. Ces besoins peuvent être fonctionnels (l’éclairage public, sportif, de chantiers…), esthétiques (des mises en valeur ce certains bâtiments), festifs (terrasses de café, animations…), commerciaux (des vitrines de magasins…) etc.
Les grands principes à appliquer sont connus : n’éclairer que lorsque c’est nécessaire, là où c’est nécessaire (éviter le ciel), adapter l’intensité aux besoins, éviter les courtes longueurs d’ondes et les spectres trop larges, ne pas éclairer de sites dits « naturels ».

Quelles priorités d’action ?

Une fois la trame éclairée bien identifiée, quelles priorités pour diminuer les effets négatifs de l’éclairage artificiel nocturne ? En premier il convient de freiner l’installation de nouvelles infrastructures d’éclairage, ou, lorsque c’est indispensable, de la conditionner à la désinstallation d’un nombre équivalent d’anciennes infrastructures devenues inutiles. C’est le seul moyen de freiner l’avancée constante des zones éclairées.
Pour ce qui est des secteurs déjà éclairés, nous proposons d’agir sur les sources lumineuses pour les supprimer, les ajuster ou les remplacer pour les rendre conformes aux grands principes énoncés plus haut. Si des contraintes budgétaires imposent une priorisation spatiale, certains lieux méritent une attention particulière :
– lorsqu’il y a présence d’espèces réputées sensibles à la lumière et fortement menacées (listes rouges),
– les milieux les plus sensibles en zones urbaines comme les cours d’eau ou les jardins.

Le maintien de corridors noirs (discontinuités de la trame éclairée) sera recherché lorsque des infrastructures éclairées risquent de se rejoindre et former une barrière.

Notons que la recherche, par des travaux ciblés sur une espèce (par exemple le cougar aux États Unis) ou un groupe restreint d’espèces proches (par exemple les chiroptères lucifuges), peut apporter des informations cruciales pour modéliser les déplacements et les interactions avec les différentes sources lumineuses.

Une approche plus pragmatique… et moins coûteuse

Le succès de la notion de continuités écologiques/trames a été analysée dans la publication de Luigi Boitani en 2008 :
– l’idée de base est bonne et intuitive,
– elle concerne l’échelle paysagère et peut aisément être intégrée par les planificateurs qui n’y connaissent pas grand-chose à l’écologie (les interprétations en fonction des échelles ont souvent été mal faites),
– elle offre l’opportunité aux décideurs politiques et organismes publics d’intervenir, même si c’est seulement au niveau de la planification. Malheureusement, leur manque de culture en écologie ne leur laisse pas entrevoir les limites et la complexité.
Boitani critique vertement le concept de réseaux écologiques, ses faiblesses scientifiques, son approche ultra simplificatrice de concepts écologiques. Il pointe également le détournement d’énergie et d’argent au détriment d’approches plus opérationnelles . Son analyse est totalement transposable aux trames noires. Pour éviter de se lancer dans des démarches coûteuses en fonds publics pour des résultats plus qu’aléatoires, la notion de trame éclairée ou d’infrastructure éclairée est infiniment plus efficace. Le terme d’infrastructure est d’ailleurs bien plus adapté ici s’agissant de constructions ou d’ensemble d’installations. Son emploi pour qualifier des milieux « naturels » est nettement moins pertinente, pour ne pas dire technocratique.

Tout éclairage artificiel a un impact. L’approche pragmatique proposée replace chaque responsable d’éclairage, public ou privé, grand ou petit, devant ses responsabilités. Considérer des trames éclairées permet de prendre en compte les besoins d’éclairage et de hiérarchiser les impacts. La délimitation de trames noires qui laisse supposer une moindre sensibilité à la lumière hors de ces périmètres est une erreur scientifique, stratégique et opérationnelle.

Et pour finir, que penser de ces images filmées lors du confinement où l’on voit des animaux circuler en toute tranquillité sous des lampadaires allumés dans des rues désertes ? L’éclairage n’est qu’une composante des perturbations d’origine anthropique. D’autres facteurs, comme le bruit, la présence humaine, ses odeurs, la peur de la prédation, la présence de ressources alimentaires ou d’opportunités territoriales peuvent entrer dans la balance.

Face à cette complexité ne nous cachons pas derrière des trames sans fin, mais agissons rapidement avec les acteurs locaux sur ce qui est de leur pouvoir et de notre responsabilité à tous.