C’est un fait maintenant bien documenté, l’effet de la lumière artificielle nocturne sur le vivant est variable en fonction de différents paramètres : intensité, distribution spatiale de la lumière, temporalité de l’éclairage et composition spectrale. Ce dernier facteur est possiblement le plus impactant pour la vie, et son évolution depuis 4,5 milliards d’années avec l’alternance jour / nuit, pour laquelle la composante bleue du spectre est un « Zeitgeber » (indicateur de temps) important.

Pour en savoir plus sur les effets de la lumière artificielle nocturne sur le vivant, je vous recommande d’ailleurs un ouvrage qui vient de paraître. Il n’existait en France, jusqu’au 10 octobre dernier, aucun livre expliquant simplement les effets de la lumière artificielle nocturne sur le vivant. Samuel Challéat l’a écrit et il nous fait partager toute la complexité de la nuit avec son regard de géographe interdisciplinaire. Notamment, vous apprendrez comment la composante bleu du spectre agit sur des cellules très particulières de notre rétine, les cellules ganglionnaires à mélanopsine, et comment celles-ci transmettent un signal à notre cerveau qui a pour effet d’inhiber la sécrétion de l’hormone du sommeil, la mélatonine.

 

Petite parenthèse : l’ouvrage est disponible dans toutes les librairies : ne l’achetez pas sur Amazon ! Au pire il vous faudra patienter quelques jours pour que votre libraire favori vous le commande s’il n’est pas en stock. La sauvegarde des libraires dans les villes et villages vaut bien ce petit délais (NB : la librairie  La Palpitante à Mens en avait encore quelques exemplaires samedi dernier : avis aux amateurs !).

A quelle lumière êtes vous soumis le soir ?

A la lecture de l’ouvrage vous vous demanderez certainement comment échapper à cette lumière bleue qui nuit à notre endormissement et à notre santé (sans évoquer ici le sujet à part entière de l’impact sur les autres êtres vivants). La question n’est pas simple car comme le rappelle Samuel, notre environnement nocturne s’est profondément et brutalement transformé avec l’arrivée massive des LEDs sur le marché. Elle sont partout : dans l’éclairage des maisons, dans les écrans d’ordinateurs et des tablettes, dans les jouets pour enfants, dans les phares de voitures et de vélos, dans la rue…

Si vous disposez d’un luxmètre (sur la plupart des smartphones), l’indication en lux ne vous aidera pas beaucoup. En effet, l’éclairement en lux ne vous dit rien sur la composition spectrale de la lumière et donc rien sur sa composante bleue… et par conséquent rien sur l’impact de la lumière sur votre organisme.

Les indications sur l’emballage des lampes ne fournissent pas tellement plus d’informations : au mieux la température de couleur en Kelvin, mais quasiment jamais le spectre et encore moins un indice d’impact de la lampe sur notre horloge biologique.

Différents indices ont été développés ces dernières années pour évaluer l’effet des spectres lumineux sur la suppression de la mélatonine ainsi que sur la vision du ciel nocturne ou sur la manière dont ils impactent différentes espèces (Aubé et al 2013, Lucas et al 2014, Longcore et al 2017).

Ces chercheurs ont mis en ligne pour une utilisation libre plusieurs outils dont vous pouvez voir des applications sur le site de fluxometer, développé par les concepteurs de f.lux, le logiciel gratuit qui vous permet de moduler la couleur bleue de vos écrans (NB, f.lux était surtout utile avant que cette fonctionnalité ne soit intégrée nativement dans les nouveaux PC et tablettes mises sur le marché). Les possibilités de visualisation en ligne qu’offrent fluxometer sont nombreuses. Vous pouvez, par exemple, tester la capacité de filtration de plusieurs marques de lunettes anti lumière bleue, évaluer l’impact de la lumière émise par de nombreuses sources, visualiser pour la lumière du jour les variations en fonction de l’heure de la journée et des conditions météorologiques, et bien plus encore.

 

Je vous propose ici l’analyse de quelques lumières avec l’outil de Lucas et al.pour apprécier leur impact sur l’horloge biologique humaine :

  • la lumière du jour en milieu de journée par beau temps, en tant que référence,
  •  ma lampe frontale Petzl avec ses deux modes : lumière blanche et rouge,
  • le phare du VTT de mon fils,
  • mon écran d’ordinateur en 3 modes de réglage (jour, nuit et intermédiaire),
  • ma lampe de bureau à LED,
  • une ampoule halogène.

L’analyse des spectres avec l’outil de Lucas et al.permet de calculer un indice d’impact sur notre horloge biologique. Pour certaines sources un commentaire est ajouté sur l’impact phototoxique, qui constitue un autre aspect des conséquences négatives de la lumière bleue aux intensités élevées.

Explications sur les chiffres et les courbes présentés :

– les lux donnent une valeur de ce qui est perçu globalement par l’œil humain (ce que mesure votre luxmètre),

la température de couleur en Kelvins donne une valeur de l’aspect plus ou moins « chaud » d’une couleur pour la vision humaine,

le rapport M/P (lux mélanopiques/lux photopiques) fourni un indice d’évaluation de l’impact de la source lumineuse sur notre horloge biologique. Les lux mélanopiques sont ceux perçus par les photorécepteurs qui conduisent à l’inhibition de la mélatonine ; les lux photopiques sont ceux perçus par les 3 types de cônes qui permettent la vision diurne. Un rapport proche de 1 est à rechercher si l’on souhaite bénéficier d’une lumière proche du jour (utile en journée pour se sentir en forme) ; un rapport le plus faible possible est à rechercher en soirée pour se préparer au sommeil,

en haut : le spectre de la lumière mesuré avec les couleurs perçues par l’œil humain (mesures pesonnelles),

– en bas : le spectre interprété par l’outil de Lucas et al. La courbe bleue montre le spectre perçu par l’œil au niveau de la cornée (identique au spectre du haut) ; la courbe rouge montre la partie du spectre d’action des cellules à mélanopsine impactée par le spectre de la lumière : il s’agit du spectre efficace pour inhiber la mélatonine,

les unités de l’ordonnée des courbes sont des W/m2/nm (ou mW/m2/nm en fonction de l’échelle) à gauche et des μW/nm/cm² à droite. Il s’agit d’une unité d’éclairement énergétique, c’est à dire de quantité d’énergie par longueur d’onde, qui atteint notre rétine.

Lumière du jour

101 000 lux

5430 K

M/P= 0,97

spectre_jour

 

spectre_jour/spectre_action_melatonine

Frontale Petzl

En mode normal (lumière blanche)

Distance de mesure à 1m

253 lux

5941K

M/P=0,8

frontale_mode_blanc

spectre_frontale_blanche/spectre_action_melanopic

NB : les lampes frontales ont un faisceau de lumière blanche très puissant. Elles sont à manier avec précaution et il ne faut jamais orienter le faisceau dans les yeux d’autres personnes, a fortiori vers des enfants dont les yeux sont plus sensibles. La frontale mesurée est classée en risque 2. Petzl communique correctement sur ce risque contrairement à d’autres fabricants (cf leur site internet). Néanmoins, l’ANSES recommande officiellement, au vu des risques sur la rétine, de restreindre la mise à disposition des objets à LED auprès du grand public à ceux de groupe de risque photobiologique 0 ou 1. Actuellement il n’y a aucune réglementation en ce sens.

En mode lumière rouge

Distance de mesure à 1m

5,5 lux

env 1000K

M/P=0

spectre_frontale_mode_rouge

 

 

spectre_frontale_mode_rouge/spectre_ation_melanopic

NB : Outre le fait de n’avoir aucun impact sur l’horloge biologique, le mode rouge de votre frontale présente deux avantages importants :

  • il permet de préserver notre vision nocturne car son spectre est presque entièrement hors du spectre d’action de la rhodopsine des bâtonnets (les photorécepteurs qui permettent de voir la nuit). C’est intéressant pour observer le ciel étoilé, mais attention : pour bénéficier pleinement de cet avantage, l’œil a besoin d’une période de plusieurs dizaines de minutes sans lumière blanche ; c’est le temps nécessaire à la rhodopsine des bâtonnets pour se régénérer,
  •  il permet de réduire le dérangement lorsqu’on observe la faune sauvage la nuit.

Phare LED de VTT

Distance de mesure à 1m

3570 lux

5270 K

M/P = 0,78

 Spectre_phare_VTT

Spectre_phare_VTT/spectre_action_melatonine

NB : comme l’indique la publicité « Make the night to the day on the bike », ce phare est extrêmement puissant et donc dangereux pour la rétine. Le fabricant ne donne aucune information sur la classe de risque. Ce phare est non homologué en Allemagne (norme StVZO), mais aucune information n’est disponible France.

Un ordinateur portable ASUS pro

Distance de mesure équivalente à un travail sur ordinateur (longueur du bras)

3 modes en fonction du réglage de l’écran

Mode jour

28 lux

7000 K

M/P=0,9

spectre_ecran_ordi_jour

spectre_ecran_ordi_jour/spectre_action_melatonine

NB : l’indice de suppression de mélatonine M/P est très élevé. Ce mode d’écran est à réserver à l’utilisation de l’ordinateur de jour.

Mode intermédiaire jour/nuit

16 lux

3500 K

M/P=0,5

spectre_ecran_ordi_intermediaire

spectre_ecran_ordi_intermediaire/spectre_action_melatonine

NB : ce mode intermédiaire pourrait être un bon compromis pour l’activité sur l’ordinateur le soir, en baissant par précaution l’intensité au maximum.

Mode nuit

8 lux

K<1500

M/P= 0,16

spectre_ecran_ordi_mode_nuit

spectre_ecran_ordi_mode_nuit/spectre_action_melatonine

NB : il subsiste un petit pic de bleu ; la vision des couleurs de l’écran très dégradée.

Une lampe de bureau à LED

658 lux

2700 K

M/P= 0,48

spectre_LED_bureau

spectre_LED_bureau/spectre_action_melatonine

NB : la distance de mesure a été choisie arbitrairement pour pouvoir comparer, à lux quasi égaux, cette ampoule LED avec l’ampoule halogène suivante. Cela permet de comparer les 2 sources pour un éclairement reçu identique.

Une lampe domestique comparable mais halogène

655 lux

2600 K

M/P= 0,48

 Spectre_halogene

Spectre_halogene/spectre_action_melatonine

NB : en comparaison avec la lampe de bureau à LED, à luminance et température de couleur similaire, le rapport M/P est également similaire. Pour ce cas précis, la crainte d’un effet supérieur de la LED sur l’horloge biologique est, a priori, infondé.

Attention en comparant les spectres à la différence d’échelle sur l’axe y.

Résumé des différents indices

 

Source lumineuse Indice M/P
lumière du jour 0,97
ordinateur mode jour 0,9
frontale lumière blanche 0,8
phare LED VTT 0,78
ordinateur mode intermédiaire 0,5
lampe halogène 2600K 0,48
lampe bureau LED 2700K 0,48
ordinateur mode nuit 0,16
frontale lumière rouge 0

En conclusion

Le rapport M/P, en tant qu’indice d’impact sur l’horloge biologique et notamment l’inhibition de la mélatonine, permet d’évaluer différentes sources indépendamment de leur intensité. En revanche l’effet réel sur l’horloge biologique dépend de seuils lumineux qui sont encore mal connus, même si certaines études montrent qu’il peuvent être très bas. La comparaison de plusieurs sources permet en revanche, pour une même quantité de lux perçus, de les classer en fonction de leur impact sur l’horloge biologique.

L’horloge biologique ne règle pas uniquement le sommeil mais elle a de nombreuses implications dans une multitude de processus physiologiques au sein de notre organisme. Il y a donc un lien entre la lumière que nous recevons et notre santé. Pour plus d’explications je vous renvoie à l’ouvrage précédemment cité de Samuel Challéat.

 

Les chiffres mesurés et calculés dans les exemples ci-dessus ne concernent que l’œil humain ; des courbes d’actions sont disponibles pour un certain nombre d’autres espèces (obtenues soit par données physiologiques soit par données comportementales). Cependant, les photorécepteurs à mélanopsine sont présents chez de nombreuses autres espèces avec des sensibilités spectrales identiques. On peut donc penser que des effets très proches existent également chez celles-ci.